Récit d'un grand éveil
Le temps que j'ai passé à Tiruvanamalai, dans le sud de l'Inde, reste empreint de grâce et de lumière. De nombreux êtres éveillés y ont vécus, la montagne Arunachala elle-même, impose l'énergie de Shiva. La conscience est là, palpable.
Dans l'ashram dédié à Ramana Maharshi, au pied de la montagne, on trouve inscrit sur un des murs le récit de son éveil.
Le texte a été écrit par le maharshi lui-même, un des rares textes qu'il ait d'ailleurs écrit. Le bouleversement qui va survenir dans sa vie survient alors qu'il est dans sa 17ème année.
"Ce fut environ 6 semaines avant de quitter Madura pour accomplir mon chemin que le grand changement survint dans ma vie. Ce fut très soudain, alors que j'étais assis seul au premier étage de la maison de mon oncle. J'étais en bonne santé. Ne souffrais que rarement d'aucune maladie et dormais fort bien. Comme j'étais à Dindigul en 1891, un jour, un grand nombre de personnes frappèrent à la porte de ma chambre alors que je dormais profondément, criant et m'appelant, mais en vain. Ce ne fut qu'en entrant dans ma chambre et en me secouant fortement que je fus réveillé de mon sommeil. Ce profond sommeil était plutôt un signe de bonne santé. La nuit, j'étais aussi sujet à des phases de somnambulisme. Mes rusés compagnons de jeu n'osant pas me chahuter quand j'étais éveillé, profitaient de mon sommeil pour se jouer de moi, me bousculer, me déplacer et me ramener dans mon lit. Durant tout ce temps, je supportais tout avec constance, humilité, pardon et passivité - autant de sentiments inconnus de ma nature première. Au matin, je n'avais pas le plus petit souvenir de ce qui s'était passé la nuit. Mais ces phases de somnambulisme ne m'affaiblissaient pas davantage ou ne me rendaient pas moins apte à vivre, aussi ne pouvait-on les appeler une maladie.
Aussi, alors que j'étais assis en ce jour et seul, en parfaite santé, une frayeur irrépressible me saisit soudain. Je me sentis sur le point de mourir. Pourquoi cette sensation? Même maintenant, celle-ci ne peut s'expliquer par une agitation corporelle intérieure que je n'avais pas, ni trouver une explication rationnelle. Toutefois, je ne pris pas la peine de découvrir le fondement de cette peur. Je sentais: "Je vais mourir", et commençais de penser à ce que devais faire. Je n'envisageais pas de consulter des médecins, parents ou même amis. Je savais que je devais résoudre le problème moi-même, là, ici et maintenant.
Le choc de la peur de la mort me fit immédiatement investiguer, ou "introvertir". Je me dis à moi-même mentalement - c'est-à-dire sans proférer les mots: "Maintenant la mort vient. Qu'est-ce que cela signifie? Qu'est-ce qui meurt? Ce corps meurt." Et de suite, je dramatisai la scène de la mort. J'étendis mes membres et les tins rigides, comme si rigor mortis s'en était saisie. Je donnais au corps un air de réalité mortuaire afin de poursuivre mon investigation. Je retenais mon souffle et gardais la bouche fermée, serrant fortement les lèvres afin qu'aucun son ne m'échappe. "Ne laissons pas le mot "je" ou aucun autre être prononcé! Bien", me dis-je à moi-même, "ce corps est mort. Il sera emporté tout raide au lieu de crémation et réduit en cendres. Mais avec cette mort du corps, suis-"je" mort? Le corps est-il le "je"? Ce corps est inerte et privé de vie. Mais je sens la pleine force de ma personnalité et même le son "je" en moi-mêm - à part du corps. Aussi "je" suis un esprit, une chose transcendant le corps. Le corps matériel meurt, mais l'esprit le transcende et ne peut être touché par la mort. De ce fait, je suis l'esprit immortel." Tout cela n'était pas le fruit d'un simple processus intellectuel, c'était une vérité qui m'apparut avec une grande force, quelque chose qui fut perçu immédiatement, presque sans avoir à argumenter. Le "je" était quelque chose de très réel, la seule chose réelle dans cet état, et toute l'activité consciente qui était liée à mon corps était centrée sur cela. Le "je" ou mon "Soi" retenait tout le centre de mon attention par une puissante attraction.
La peur de la mort avait totalement et à jamais disparu. L'absorption dans le Soi a continué dès cet instant et jusqu'à ce jour. D'autres pensées peuvent venir et repartir comme les diverses notes d'un musicien, mais le "Je" demeure comme la base ou note tonique (shruti) fondementale, laquelle accompagne et unit toute les autres. Que le corps soit engagé à parler, lire ou autre, j'étais toujours concentré sur le "Je".
Avant celà, je n'avais aucune claire perception de moi-même ni n'était attiré par elle. Les conséquences de ce "changement" se firent vite sentir. Tout d'abord, je perdis le peu d'intérêt que j'avais pour les études, pour mes amis et relations, etc. Je poursuivait mes études mécaniquement. Je prenais un livre et le tenais ouvert à la page afin de satisfaire mes proches, mais mon attention était ailleurs, loin, très loin des choses ordinaires comme l'étude scolaire.
Dans mes relations avec mes proches, amis, etc., je développais humilité, patience, et neutralité. Avant, quand j'étais avec d'autres garçons et que l'on me donnait un travail pénible à faire, il m'arrivait de récriminer contre une injuste répartition du travail. Si les garçons me chahutaient, je leur répondais parfois et même les menaçais, m'affirmant ainsi. Si quelqu'un osait se moquer de moi ou prendre d'autres libertés, il réalisait rapidement son erreur...
Maintenant tout cela a changé. Tous les fardeaux imposés, toutes les irritations, toutes les moqueries n'avaient plus d'emprise. La vieille personnalité qui ressentait et protestait avait disparu à jamais. J'arrêtais de me rendre chez mes amis pour jouer, faire du sport, etc., je préférais me retrouver seul avec moi-même. Je m'asseyais dans une posture de méditation, fermais les yeux et me perdais dans la concentration toute absorbante sur moi-même, sur l'esprit, sur le courant de vie ou la force (avesam) qui me constituait. Je poursuivais en dépit des moqueries de mon frère ainé, lequel m'appelait Jnani (sage), Yogishvara (Seigneur des Yogis), et me conseillait de me retirer dans les profondeurs de la forêt comme au temps des rishis...
Toute mon attirance pour la nourriture avait cessé. Toute la nourriture qui m'était donné, qu'elle soit sans saveur, savoureuse ou non, je la prenais avec indifférence quant à son goût, odeur ou qualité.
L'un des nouveaux évènements se rapporte au temps le Meenakshisundareshwara. Avant, je m'y rendais rarement. J'y allais avec des amis pour recevoir le darshan des déités, me mettre de la cendre sacrée et du kumkum vermillon sur le front, puis revenais chez moi sans émotion particulière. Après l'éveil à la nouvelle vie, je me rendais presque chaque jour au temple. Je m'y rendais seul et me tenais devant Shiva, ou Minakshi (sa compagne), ou Nataraja (Shiva, seigneur de la Danse tandava), ou les soixante-trois saints (les nayanars). Je sentais des vagues de bonheur spirituel (bhava) m'envahir. L'ancienne emprise (alambana) sur le corps avait cédé le pas à celle de l'esprit, car il avait cessé de chérir l'idée: "Je-suis-le-corps" (dehatmabuddhi). De ce fait, il aspirait à une pure nourriture, de là les fréquentes visites au temple et les épanchements de l'âme en d'abondantes larmes de joie. tout cela était le jeu de Dieu (Ishvara) avec l'âme individuelle. Je me tenais devant Lui, le Seigneur de l'Univers et de toutes les destinées, l'Omniscient et Omniprésent, et priait avec ferveur pour qu'Il déverse sa grâce sur moi afin que ma dévotion puisse s'accroître et devienne permanente telle celle des soixante-trois saints.
La plupart du temps je ne priais pas, mais laissais couler le flux sur et au plus profond de moi. Les larmes venaient alors comme le signe puissant de l'âme, n'apportant aucun sentiment particulier de plaisir ou de peine. Je n'étais pas d'une nature pessimiste. Je ne connaissais rien de la vie et n'avais pas la moindre idée qu'elle était remplie de souffrance; je n'avais non plus aucun désir d'éviter la renaissance ou de chercher la libération, d'obtenir le détachement (vairagya) ou la réalisation. Je n'avais pas lu d'autre livre que le Periapuranama, mes leçons bibliques, et un peu de Tayumanavar ou du Tevaram. Ma notion de Dieu (ou Ishvara comme j'appelais l'Infinie mais personnelle déité) était semblable à celle que l'on trouve dans les Puranas. Je n'avais pas alors entendu parler de Brahman, du samsara, etc. Je n'avais même pas idée qu'il y avait une essence ou une réalité impersonnelle - fondement de toute chose - et que moi-même et Ishvara étaient identiques avec cette réalité.
A Tiruvanamalai, comme j'écoutais la Ribugita et autres textes sacrés, j'assimilai immédiatement leur essence et découvrai que ces livres analysaient et décrivaient ce qu'auparavant j'avais expérimenté intuitivement, sans analyser quoi que ce fût. Dans le langage livresque, je décrivais ma condition mentale ou spirituelle après l'éveil, comme suddha manas ou prajnana, c'est-à-dire l'intuition de l'illuminé."
Montagne sacrée Arunachala
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